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Origine : http://www.clionautes.org/article.php3?id_article=20&var_recherche=chiapello
Voici le compte-rendu rapide d’un livre paru l’année
dernière et que je viens d’achever (je tiens à
la disposition de ceux que cela intéresserait une fiche d’une
trentaine de pages : un peu long, mais le livre "pèse"
plus de 800 pages !). Réfléchir prend du temps, et cet
ouvrage de deux sociologues donne vraiment à penser.
L’ouvrage dense et documenté de Luc Boltanski et Eve
Chiapello répond à la question suivante : quels sont
les changements idéologiques qui ont accompagné les
transformations récentes du capitalisme ? Par esprit du capitalisme,
les auteurs entendent une idéologie propre à chaque
époque qui justifie l’engagement dans le capitalisme
en fournissant, en des termes historiquement très variables,
des ressources pour apaiser l’inquiétude suscitée
par les trois questions suivantes : En quoi l’engagement dans
les processus d’accumulation capitaliste est-il source d’enthousiasme,
y compris pour ceux qui ne seront pas nécessairement les
premiers bénéficiaires des profits réalisés
?
Dans quelle mesure ceux qui s’impliquent dans le cosmos capitaliste
peuvent-ils être assurés d’une sécurité
minimale pour eux et pour leurs enfants ? Comment justifier, en
termes de bien commun, la participation à l’entreprise
capitaliste et défendre, face aux accusations d’injustice,
la façon dont elle est animée et gérée
?
Mais rappellent les auteurs, le capitalisme est la principale forme
historique ordonnatrice de pratiques collectives à être
parfaitement détachée de la sphère morale au
sens où elle trouve sa finalité en elle-même.
La justification du capitalisme suppose donc la référence
à des construction d’un autre ordre d’où
dérivent des exigences tout à fait différentes
de celles imposées par la recherche du profit. Partant de
ce constat, Luc Boltanski et Eve Chiapello s’appuie sur le
concept de cité, point d’appui normatif pour construire
des justifications pour répondre aux critiques auquel doit
répondre le capitalisme. Analysant les lignes de force principales
sur lesquelles se sont bâties depuis le début du XIXe
siècle les principales formes d’anticapitalisme, les
auteurs soulignent que toutes se fondent sur l’expérience
de l’indignation, mais que celle-ci nécessite un appui
théorique et une rhétorique argumentative pour donner
de la voix et traduire la souffrance individuelle en des termes
faisant référence au bien commun. Quatre sources principales
d’indignation sont pointées
* Le capitalisme source de désenchantement et d’inauthenticité
* Le capitalisme source d’oppression, en tant qu’il
s’oppose à la liberté, à l’autonomie
et à la créativité des êtres humains.
* Le capitalisme source de misère et d’inégalités
* Le capitalisme source d’opportunisme et d’égoïsme,
destructeurs de liens sociaux et des solidarités communautaires.
La difficulté du travail critique est de tenir ensemble ces
différents motifs d’indignation et les intégrer
dans un cadre cohérent, ce qui amènent les auteurs
à distinguer la critique artiste (surtout deux premières
sources = mise en avant de la perte du sens)et la critique sociale
(surtout les deux dernières sources = théorie de l’exploitation),
pas toujours concordantes, quelquefois en tension. En s’opposant
au processus capitaliste, la critique contraint ceux qui en sont
les porte-parole à le justifier en terme de bien commun.
Le capitalisme incorpore donc une partie des valeurs au nom desquelles
il était critiqué. Mais en réponse à
la critique, le capitalisme peut également transformer les
modes de réalisation du profit de manière que le monde
se trouve momentanément désorganisé par rapport
aux référents antérieurs et dans un état
de forte illisibilité : la critique est alors désarmée.
Cette analyse introductive permet aux auteurs de présenter
un modèle de changement, comme jeu à trois termes
:
- la critique, paramétrée en fonction de ce qu’elle
dénonce et de sa virulence.
- Le capitalisme caractérisé par les dispositifs d’organisation
du travail et les façons de faire du profit.
- Le capitalisme en tant qu’il intègre des dispositifs
visant à maintenir un écart tolérable entre
les moyens mis en œuvre pour générer du profit
et des exigences de justice prenant appui sur des conventions reconnues
comme légitimes. Au cœur de ce jeu, se trouve l’esprit
du capitalisme, à la fois chambre d’enregistrement,
caisse de résonance, creuset où se forme de nouveaux
compromis.
Dans une première partie, les auteurs montrent l’émergence
d’une nouvelle configuration idéologique en comparant
deux corpus de textes de management, le premier des années
1960 et le second des années 1990. Au terme de cette analyse
comparative, ils présentent les contours de la cité
par projets, logique de justification d’un monde connexionniste,
autour des notions-clés de projet, d’activité,
de lien et de réseau : l’activité vise à
générer des projets ou à s’intégrer
dans des projets initiés par d’autres. Mais le projet
n’ayant pas d’existence hors de la rencontre, l’activité
par excellence consister à s’insérer dans des
réseaux. Le projet est une forme transitoire ajusté
à un monde en réseau. La succession des projets en
multipliant les connexions et en faisant proliférer les liens
a pour effet d’étendre les réseaux. Celui qui
l’explore plus les réseaux est menacé d’exclusion.
Dans un monde connexionniste, les êtres ont donc pour préoccupation
naturelle de se connecter aux autres, d’entrer en relation,
de faire des liens. Ils doivent pour cela faire et donner confiance,
savoir communiquer, discuter librement, et être capable de
s’ajuster aux autres et aux situations. Il faut s’avoir
s’engager, être capable d’enthousiasme. (adaptable,
flexible, polyvalent, employable, autonome, prenant des risques...)
Le langage de description de monde connexionniste est tiré
dans deux directions opposées : vers une thématique
de l’action sans sujet, où le seul être qui compte
est le réseau dans lequel ce qui passe est de l’ordre
anonyme du ça, de l’auto-organisation ; vers un néopersonnalisme
qui met l’accent sur des êtres humains à la recherche
d’un sens (orientation dominante car c’est sur elle
que repose la dimension éthique, normative de la cité
par projets).
Dans la seconde partie, les auteurs décrivent les transformations
du capitalisme et le désarmement de la critique en répondant
à deux questions : Comment les contestations auxquelles le
capitalisme a dû faire face à la fin des années
60 et dans les années 70 ont entraîné une transformation
de son fonctionnement et de ses dispositifs ? Comment la mobilisation
sociale de grande envergure qui porte la critique durant la même
période a pu disparaître en quelques années
au début des années 80 sans crise majeure ? Luc Boltanski
et Eve Chiapello évoquent le rôle de la critique dans
le renouvellement de du capitalisme, qui a procédé
par déplacements, lesquels lui ont permis d’échapper
aux contraintes qui avaient été érigées
peu à peu en réponse à la critique sociale
et ont été possible sans rencontrer de résistances
de grande ampleur parce qu’ils semblaient donner satisfaction
à des revendications issues d’un autre courant critique.
Ces déplacements du capitalisme ont eu pour effets de réorienter
le partage salaires/profit de la valeur ajoutée en faveur
des détenteurs de capitaux et de ramener l’ordre dans
la production. C’est ainsi en s’opposant au capitalisme
social planifié et encadré par L’Etat et en
s’adossant à la critique artiste que le nouvel esprit
du capitalisme prend progressivement forme à l’issue
de la crise des années 60-70. Pour étayer leur thèse,
les auteurs présentent les transformations du monde du travail
(flexibilité, externalisation, précarité, intensification
du travail, dualisation du salariat, report sur L’Etat des
coûts de la mise au travail) au cours des 25 dernières
années et les causes de l’affaiblissement de ses défenses
(particulièrement la désyndicalisation).
En troisième partie, les auteurs traitent du renouveau de
la critique sociale, qui s’appuie sur de nouveaux schèmes
d’interprétation (notamment le réseau) et les
possibilités d’une relance de la critique artiste.
En conclusion, les deux sociologues rappellent que l’affirmation
de la cité par projets n’est qu’une des issues
envisageables à la crise idéologique actuelle du capitalisme,
l’autre éventualité étant la dégradation
croissante des conditions de vie du plus grand nombre, l’augmentation
des inégalités sociales et la généralisation
du nihilisme politique. (octobre 2000)
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